Post by halva on Mar 11, 2019 9:53:06 GMT
www.lemonde.fr/planete/article/2019/03/09/l-europe-veut-proteger-les-lanceurs-d-alerte_5433761_3244.html
L’Europe veut protéger les lanceurs d’alerte
Par Stéphane Horel
Un projet de directive européenne devrait être adopté malgré les réticences de la France, alliée à l’Autriche et à la Hongrie.
La protection des lanceurs d’alerte ne relève pas de l’évidence pour tous. Pendant des mois, la France s’est employée à vider de sa substance un texte européen qui imposerait aux vingt-huit Etats membres la mise en place d’un cadre juridique spécifique.
Présentée en avril 2018 par la Commission européenne, la directive « sur la protection des personnes dénonçant les infractions au droit de l’Union européenne [UE] » a pour objet de mettre les lanceurs d’alerte à l’abri de représailles, de pressions ou d’un éventuel harcèlement judiciaire. Les discussions à son sujet devraient s’achever lundi 11 mars.
Enjeu fondamental pour la liberté d’informer
Les lanceurs d’alerte (« whistleblowers » en anglais), ce sont ces personnes qui, au sein d’une entreprise ou d’une administration, détiennent des informations concernant des activités illicites – corruption, fraude... – ou d’autres actes répréhensibles pouvant « causer un préjudice grave à l’intérêt public ». Les organisations mises en cause étant très souvent leurs employeurs, ces personnes s’exposent à de graves conséquences s’ils décident de les révéler.
Les informations qu’ils détiennent représentent aussi un enjeu fondamental pour la liberté d’informer. Les lanceurs d’alerte, en effet, sont des sources pour les journalistes. Ainsi, sans Irène Frachon, pas d’affaire du Mediator ; sans eux, pas de« leaks », ces fuites de documents confidentiels qui ont permis les enquêtes internationales des « LuxLeaks », des « Panama papers » et « Paradise papers ».
C’est d’ailleurs à la suite des « LuxLeaks », qui avaient révélé, en novembre 2014, l’existence de centaines d’accords entre le fisc luxembourgeois et des multinationales, qu’est née à Bruxelles l’idée d’une législation pour protéger les lanceurs d’alerte. Jusqu’ici, seule une dizaine de pays européens en sont dotés.
« Un non-sens »
Le projet initial de la Commission européenne proposait, pour que la personne bénéficie de la protection prévue, une hiérarchie du signalement des informations litigieuses par trois « canaux ». D’abord une communication à l’intérieur de l’organisation à laquelle appartient le lanceur d’alerte (en interne), puis auprès d’une autre autorité compétente (en externe), et ensuite au public (médias, élus, syndicats...). De larges exceptions étaient prévues pour qu’elle bénéficie toujours d’une protection si elle optait directement pour la troisième voie.
En novembre 2018, le Parlement européen a fait évoluer le texte. Considérant qu’il appartient au lanceur d’alerte de choisir la voie la plus appropriée à son cas, les eurodéputés ont supprimé toute notion de hiérarchie.
Mais le consensus s’est fissuré en janvier, avec l’entrée en scène du Conseil européen. Alors que les gouvernements d’une dizaine d’Etats membres – dont l’Irlande, la Belgique ou le Royaume-Uni – sont favorables au texte, la France a souhaité rendre obligatoire le signalement en interne.
En d’autres termes, la condition sine qua non pour pouvoir bénéficier du statut protecteur de lanceur d’alerte, serait d’avoir d’abord prévenu… les responsables des actes répréhensibles. « Un non-sens, selon Virginie Rozière, eurodéputée socialiste (groupe S&D), et rapporteure du texte aujourd’hui en négociation, qui fait peser un risque excessif sur le potentiel lanceur d’alerte. »
Signaler les faits « en interne »
Antoine Deltour, lanceur d'alerte des « LuxLeaks », le19 avril 2016 à Epinal. | MATHIEU CUGNOT / DIVERGENCE POUR
Antoine Deltour, lanceur d'alerte des « LuxLeaks », le19 avril 2016 à Epinal. | MATHIEU CUGNOT / DIVERGENCE POUR "LE MONDE"
Des documents confidentiels du secrétariat général des affaires européennes, dépendant de Matignon, que Le Monde s’est procurés, montrent que cette position a été défendue avec constance depuis juillet 2018. Paris a « participé activement aux négociations sur le texte afin de parvenir à un dispositif le plus équilibré possible entre la protection des lanceurs d’alerte et la défense d’autres intérêts légitimes », consigne l’une des notes.
Des « intérêts » clairement énoncés : sécurité et défense nationale, relations entre avocats et client, vie privée (secret médical), mais aussi secret des affaires. Une position qui fait écho à celle de la Fédération des associations patronales européennes, BusinessEurope.
« Le signalement interne doit être la toute première règle principale, réclamait cette dernière dans un communiqué en juillet 2018, contestant le texte sur presque tous les points. Les divulgations illégitimes, non fondées et non pertinentes peuvent avoir des conséquences désastreuses pour la réputation et l’économie des entreprises. »
La France a défendu cette approche « afin notamment de garantir une réelle adhésion des entreprises au dispositif, indispensable à sa mise en application efficiente », a expliqué au Monde le ministère de la justice, chargé du dossier. « Hormis certaines situations particulières, le lanceur d’alerte devrait en premier lieu signaler les faits “en interne”, auprès d’un interlocuteur impartial et tenu à une stricte obligation de confidentialité. »
« Demander aux lanceurs d’alerte de d’abord passer par leur hiérarchie, comme le souhaite le gouvernement français, c’est clairement tout faire pour que les personnes en mesure de lancer l’alerte ne le fassent pas », s’indigne le journaliste de « Cash Investigation » Edouard Perrin. En 2012, il avait recueilli les documents à l’origine des « LuxLeaks » auprès d’un ancien employé de PricewaterhouseCoopers (PwC), Antoine Deltour. Cette personne a été acquittée définitivement en avril 2018 après des années de poursuites judiciaires engagées contre elle par le cabinet d’audit.
Un ultime « trilogue »
En février, dans une lettre ouverte au Conseil européen et aux Etats membres, près de 80 organisations non gouvernementales (ONG), syndicats et associations de journalistes ont plaidé pour « la protection de ceux qui prennent la parole dans l’intérêt du public ».
Les négociations se jouent désormais derrière les portes closes des « trilogues » – des discussions de fin de parcours législatif entre les trois institutions européennes, la Commission, le Parlement et le Conseil.
Si la France avait jusqu’ici réussi à concentrer une minorité de blocage autour de sa position avec l’Autriche, dont le chancelier gouverne avec l’extrême droite, et la Hongrie de Victor Orban, elle a perdu, le 7 mars, le soutien décisif de l’Allemagne.
Elle dit aujourd’hui vouloir faire « preuve de flexibilité ». « Nous ne voulons pas compromettre l’adoption du texte rapidement », assure le ministère de la justice, avant l’ultime trilogue qui devrait sceller le sort de la directive, lundi 11 mars, à Strasbourg.